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Belissa, Marc *
Dr. Marc Belissa, Maître de conférences HDR Histoire moderne, Paris X Nanterre



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Principes des négociations ou art de négocier?

ISSN: 1867-9714

Gliederung:

Anmerkungen
Zitierempfehlung

Text:

1.[1]

Ce texte ext une version abrégée et modifiée de l'introduction à mon édition des Principes des Négociations 2001.

Gabriel Bonnot de Mably est sans doute l’un des philosophes des Lumières qui a été le plus oublié par la postérité. Considéré comme l’égal de Rousseau par ses contemporains et les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, utilisé comme référence par les apprentis diplomates dans toute l’Europe, lu et figurant dans toutes les bibliothèques des »honnêtes gens«, il n’est aujourd’hui connu que de quelques spécialistes du XVIIIe siècle et seules quelques-unes de ses œuvres sont aisément disponibles.

La réflexion sur ce qu’il appelle le »système politique de l’Europe« et que nous pourrions appeler »l’ordre européen« parcourt toute son œuvre, mais il y a consacré un ouvrage en particulier, qui était d’ailleurs l’un de ses plus connus à son époque: c’est le Droit public de l’Europe qui connaît trois éditions augmentées dont la dernière en 1763, et qu’il fait précéder en 1754 d’une longue introduction intitulée Principes des négociations pour servir d’introduction au droit public de l’Europe.

Dans la suite de sa vie, Mably sera pressé par ses admirateurs et ses amis d’écrire une suite au Droit public, puisque la dernière édition de son ouvrage s’arrêtait à la guerre de Sept Ans, mais il s’y est toujours refusé, estimant avoir tout dit dans la dernière édition et surtout dans ses Principes des négociations qui forment véritablement une théorie globale de la politique européenne et des négociations entre les puissances.

Mably entend rompre radicalement avec la littérature du »bon ambassadeur« de l’époque moderne en proposant, non un »art de négocier«, qui, selon lui, n’existe pas et ne peut pas exister indépendamment des principes qui doivent sous-tendre la négociation, mais une philosophie, une science (au sens des Lumières) des négociations. Cette science doit être une science morale, car la politique ne devrait être que la mise en action des vertus morales nécessaires à la vie sociale. »L’art de négocier« n’est qu’un faux savoir, il n’est qu’un art de la tromperie, tromperie de l’autre, mais aussi tromperie de soi-même puisque ce prétendu »art« n’a d’autre conséquence pour le négociateur que d’être la dupe de sa propre importance et de ses propres ruses. Pour dépasser les apparences et les faux-semblants de »l’art de négocier«, Mably tente dans les Principes des négociations d’élaborer une théorie globale et analytique de l’ordre européen de son temps. Il cherche les principes »objectifs« qui doivent guider le négociateur à la manière d’un Montesquieu cherchant à comprendre l’esprit des lois plutôt qu’à les compiler ou à les décrire.

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2.
Quelques éléments biographiques tout d’abord. Qui est Gabriel Bonnot de Mably?
Il est né à Grenoble le 14 mars 1709 dans une famille de noblesse de robe. Gabriel est le deuxième frère de la famille Bonnot, l’aîné, Jean, devient Grand Prévôt de Lyon, le troisième est Étienne de Condillac. Mably suit des études préparatoires à la carrière ecclésiastique chez les Jésuites de Lyon, puis au séminaire de Saint-Sulpice, mais comme son frère Condillac, il ne reçoit jamais les ordres.[2]
Selon SGARD, Profils de Mably 1997, il n’est pas certain que Mably soit resté très longtemps à Saint-Sulpice.
Il devient alors l’un de ces nombreux abbés commendataires qui jouent un grand rôle dans la vie intellectuelle du XVIIIe siècle.[3]
WRIGHT, A classical Republican 1997, p. 24.
Protégé par Mme de Tencin, il est reçu dans son célèbre salon parisien où il peut rencontrer Montesquieu, Bolingbroke, Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, et bien d’autres représentants de la première génération des Lumières.[4]
Charlotte Alexandrine Guérin de Tencin (1681-1749) mena une carrière galante sous la Régence et anima un salon littéraire à partir de 1718. Contrairement à une opinion avancée par de nombreux historiens, Jean Sgard affirme que Mably n’est pas apparenté aux Tencin. En fait, les deux familles avaient des liens à Grenoble: le père de Mme de Tencin avait été président du Parlement de Grenoble avant que Bonnot le père n’en devînt le secrétaire en 1705.
Sa carrière mondaine est très classique: il écrit des vers, fréquente les grands esprits des Lumières et s’essaie au genre très pratiqué du »parallèle historique«. Son premier ouvrage — Parallèle des Romains et des Français — publié en 1740 est un succès: il reçoit notamment les éloges du Mercure de France, des Mémoires de Trévoux et de Voltaire.[5]
Ce premier ouvrage historique est par la suite désavoué par Mably, il n’est pas intégré dans ses Œuvres complètes.
En 1742, Mably est engagé comme secrétaire du cardinal de Tencin (frère de la précédente), nouvellement ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Fleury. C’est à cette occasion que Mably acquiert une expérience diplomatique déterminante sur l’évolution de sa pensée. Selon certains auteurs[6]
Voir l’introduction de LECERCLE à l’édition des Droits et devoirs du citoyen 1972, p. XIII.
, il n’est rien moins que l’éminence grise du ministre, jouant même un rôle important dans les négociations franco-prussiennes. Quoi qu’il en soit, il écrit une trentaine de mémoires et rapports sur différents sujets diplomatiques dont certains sont conservés aujourd’hui aux Archives des Affaires Étrangères. Cette expérience est à l’origine de la première version du Droit Public de l’Europe, publiée en 1746 à La Haye, puis en France deux années plus tard. En 1747, Mably rompt avec le cardinal de Tencin et abandonne une carrière qui semblait prometteuse.[7]
Selon l’abbé Brizard, la rupture a pour origine un désaccord à propos de l’annulation d’un mariage protestant par de Tencin contre l’avis de Mably.
Il se consacre désormais à l’écriture et à l’étude de la politique. Bien que Mably reste à l’écart des courants les plus mondains des Lumières,[8]
Mably se situe résolument en dehors du courant »voltairien« dominant en France. Dans ses œuvres de maturité, Mably se fait d’ailleurs de plus en plus critique vis-à-vis de ce qu’il considère comme des »sectes« (les physiocrates, les Encyclopédistes). Ces derniers le lui rendent bien et Grimm, dans sa Correspondance littéraire, ne se prive pas de dénoncer Mably devant l’opinion philosophique française comme un penseur équivoque. Voir WRIGHT, A classical Republican, pp. 7-15, et p. 180 ainsi que les actes du colloque MABLY, La politique comme science morale, colloque Mably à Vizille, juin 1991, 2 vols., 1995, 1997.
il conserve des liens avec des grandes familles comme les La Rochefoucauld d’Enville et surtout ses œuvres majeures connaissent presque toutes un large succès. De ce point de vue, sa vie publique est une réussite. A sa mort le 23 avril 1785, il a publié une quinzaine d’œuvres. Ses Œuvres complètes publiées en 1794 comprennent quinze volumes dont de nombreux inédits.

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3.
Revenons au projet de Mably. On le sait, la première modernité est une période d’intense réflexion et de mise en forme des droits des ambassades et des traités qui accompagne le processus à long terme de constitution des réseaux diplomatiques permanents et des liens de plus en plus denses entre les puissances européennes et extra-européennes. Parallèlement à »l’invention de la diplomatie«, on voit donc apparaître les premiers ouvrages tentant d’expliquer ou du moins de codifier les usages en vigueur entre les souverains.[9]
Les termes de »diplomatie« et de »diplomates« ne sont pas employés couramment avant la fin du XVIIIe siècle. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par BELY, L’Invention de la diplomatie 1998.
Ces traités sont fréquemment utilisés comme manuels par les apprentis diplomates à l’époque de Mably.[10]
Voir BECHU, Les ambassadeurs français, dans: BELY (dir.), L’Invention de la diplomatie 1998, p. 331-346.
L’un des plus anciens traités de »diplomatique« date de 1436, mais c’est au XVIe siècle que le genre connaît une certaine inflation: on relève plus d’une douzaine de ces ouvrages; au XVIIe siècle s’ajoutent une quinzaine d’ouvrages importants dont L’ambassadeur de Jean Hotman (1603), El Enbaxador de Juan Antonio de Vera y Figueroa (Séville 1620, traduit en 1635 sous le titre Le parfait ambassadeur), et surtout les Mémoires touchant les ambassadeurs et les ministres publics d’Abraham de Wicquefort (La Haye 1677, réédités trois ans plus tard sous le titre L’ambassadeur et ses fonctions). Au XVIIIe, le genre s’essouffle et on a tendance à puiser largement dans les auteurs du siècle précédent en se contentant de les remanier pour les mettre au goût du jour. Ainsi, Callières (De la manière de négocier avec les souverains, 1716) reprend largement Wicquefort. Parallèlement, des compilations de textes originaux commencent à être publiées à la fin du XVIIe siècle: citons par exemple les Recueils de traités de Amelot de la Houssaye (6 volumes, in 4°, 1693) ou le Corps Universel diplomatique du droit des gens, de Jean Dumont en 16 volumes (1726). La diplomatie possède donc ses juristes, ses casuistes, ses compilateurs et ses praticiens, mais il faut bien dire que jusqu’à Mably, la réflexion conceptuelle est plutôt absente de ces ouvrages.

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4.
La première édition du Droit public de l’Europe paraît à La Haye en 1746, une deuxième édition sort en France deux ans plus tard grâce, semble-t-il, au soutien du marquis d’Argenson, alors récemment démis de son poste de secrétaire d’État aux Affaires Étrangères. Cette première version est encore peu différente des recueils de traités évoqués plus haut. La structure de l’ouvrage est chronologique et l’essentiel du texte est constitué d’une analyse succincte des principaux articles des traités européens depuis la paix de Westphalie. A ce stade, le mérite principal du livre est qu’il présente de manière claire et concise ce que d’autres compilateurs expliquent en plusieurs volumes et dans une langue plus portée sur l’ornement que sur la précision. Mais, dans les éditions ultérieures, Mably étoffe considérablement la partie »commentaire« de l’ouvrage. Clay Ramsay distingue quatre niveaux de discours dans le texte de 1764.[11]
RAMSAY, L’Europe, atelier de Mably (Colloque Mably) 1995, p. 101-114, tome 1.
Les résumés des articles de traités forment le premier niveau et occupent à peu près les deux tiers du texte. Le deuxième niveau est constitué par les commentaires directs sur les articles: Mably éclaircit ce qui est obscur et apporte des précisions sur les pratiques diplomatiques. Le troisième niveau est une analyse historique et philosophique, c’est cette partie qui a été le plus développée dans les éditions successives. Enfin, le quatrième niveau fait le lien entre les pratiques diplomatiques et les principes; ce discours n’existe dans l’édition de 1746 que sous une forme embryonnaire, il est largement développé dans celle de 1764. Cette évolution du texte montre que le projet de Mably s’est progressivement modifié. Sa courte mais précieuse expérience diplomatique dans les bureaux du cardinal de Tencin lui a donné la matière pour concevoir le premier état du Droit public de l’Europe, mais ce n’est que progressivement qu’il en tire des réflexions philosophiques sur l’ordre européen. Ce travail d’élaboration trouve son aboutissement conceptuel dans Les Principes des négociations ajouté en 1757 pour former la préface du gros de l’ouvrage.[12]
Le Droit public de l’Europe et Les Principes des négociations sont complétés par Les Entretiens de Phocion (1763). L’ensemble forme une sorte de triptyque dans lequel Mably analyse la société formée par les États européens. Sur les Entretiens de Phocion, voir GAUTHIER, La Doctrine de Phocion (Colloque Mably), tome 2.

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Les Principes des négociations s’inscrivent dans une discussion multiforme sur les relations entre les États: critique humaniste de la guerre, doctrine jusnaturaliste du droit des gens, littérature diplomatique et réflexion philosophique sur l’ordre européen des souverains, débat dont j’ai tenté de tracer les grandes lignes dans mon livre de 1997 Fraternité Universelle et Intérêt national. La contribution de Mably est capitale. Le succès du Droit public de l’Europe et de sa préface montre qu’il répondait à un besoin intellectuel de rationalisation et de mise au point. Le Droit public de l’Europe et Les Principes des négociations contribuent à fixer une référence, une norme de même importance, dans un domaine restreint, que L’Esprit des Lois pour l’ensemble de la réflexion politique des Lumières.
Selon Mably, si la science des négociations n’a fait que peu de progrès depuis les débuts de l’époque moderne, cela est largement dû à la forme vicieuse des gouvernements:
L’art de négocier n’était cependant encore que l’art d’intriguer. Les conseils des princes, au lieu de conduire les négociations par les grands principes qui en font une science qui augmente ou affermit la grandeur des États, se contentaient de prendre, suivant la différence des conjonctures, les formes différentes qu’ils jugeaient les plus propres à faciliter le succès de chaque affaire en particulier; et la politique, par là toujours occupée de petits détails et sans vues générales, bien loin de se rendre maîtresse de la fortune, était obligée d’obéir à tous ses caprices, et souvent se repentait de ses succès mêmes. Après deux siècles d’expérience nous ne sommes pas aujourd’hui plus habiles ; n’en soyons pas surpris, la constitution de nos gouvernements s’oppose aux progrès des négociations.[13]
Le terme de »constitution« ne fait pas référence à un texte constitutionnel écrit, inconnu en France au XVIIIe siècle. Mably critique ici la manière dont sont dirigées les relations extérieures dans la plupart des États européens à son époque. La »politique« est alors encore très largement organisée selon un modèle patrimonial. Le prince décide seul en dernière analyse de toutes les questions diplomatiques. Certes, il s’entoure de conseillers, de ministres, mais les »nations« n’ont pas, ou très peu, de regard sur la politique étrangère. Dans un de ses ouvrages (Des droits et des devoirs du citoyen 1758), Mably propose d’ailleurs un plan de réforme permettant aux États Généraux de contrôler l’activité diplomatique du roi de France. A ce sujet, voir BELISSA, Droit des gens 1998.
Quelques princes et quelques ministres dignes de leur place, ont mis, il est vrai, leur nation sur la bonne voie, mais leur conduite n’a instruit personne, tantôt leurs successeurs ont été incapables de pénétrer la profondeur de leurs vues, et tantôt, conduits par leurs seules passions, ils ont plus agi pour leur avantage particulier, que pour le bien de l’État. Ce n’est que dans des républiques bien constituées, ou le plus grand mérite est sûr d’obtenir les plus grands emplois, que les lumières s’augmentent, se communiquent et se conservent inviolablement.[14]
Le terme »république« est générique: la Res publica est la chose publique. Une »république bien constituée« n’est donc pas forcément pour Mably un État républicain au sens actuel du terme, mais plutôt ce que nous appellerions un »État de droit« dans lequel les relations extérieures sont organisées constitutionnellement. Néanmoins, on trouve déjà chez l’abbé de Saint-Pierre, l’idée que seules les républiques sont capables d’avoir une politique extérieure cohérente du fait qu’elles échappent aux aléas des successions princières, de l’influence de la personnalité des rois et surtout du fait qu’elles favorisent l’accession des meilleurs hommes d’État par la sélection au mérite.
Quand le hasard ou l’intrigue placent les hommes, le hasard ou l’intrigue doivent les gouverner.
Si l’art de négocier n’est que celui de réussir les affaires particulières, explique Mably, alors la politique, en tant que science morale, n’a rien à lui apprendre, mais si l’on considère les négociations comme

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»un moyen général qu’un État emploie ou pour agrandir sa fortune, ou pour la conserver, si on examine comment la politique doit s’en servir pour diriger la masse entière des affaires, et traiter avec les étrangers de façon qu’il en résulte un avantage général, durable et permanent, on commence à découvrir des principes qui sont autant de guides sûrs dans tous les temps et dans toutes les circonstances. On verra que toutes les négociations d’une puissance doivent être entreprises et conduites relativement à son intérêt fondamental. N’étant l’ouvrage que d’un seul système, elles doivent tendre nécessairement à une même fin. On négociera sans fruit, si on n’établit pas une juste proportion entre cette fin qu’on se propose et les principes de son gouvernement. Ce n’est pas tout encore ; comme il serait bien plus flatteur pour l’orgueil des hommes de commander que de persuader, et qu’ainsi on ne négocie qu’autant qu’on sent une certaine impuissance à faire ce qu’on désire, il en résulte que les négociations, faites par leur nature pour suppléer à la force, doivent l’aider dans ses entreprises, mais ne peuvent point en tenir la place; c’est-à-dire, qu’une puissance négociera utilement, qu’autant qu’elle aura la sagesse de ne former que des entreprises au-dessous de ses forces.«

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Selon Mably, »chaque État tient de ses lois, de ses mœurs et de sa position topographique, une manière d’être qui lui est propre, et qui décide seule de ses vrais intérêts. Et s’y conformant, il s’agrandit, se conserve ou retarde sa ruine, suivant qu’il est constitué pour s’accroître, se conserver ou ne pas subsister longtemps. Si l’objet qu’il se propose dans ses négociations est contraire à cet intérêt fondamental, il demeure, malgré tous ses efforts et quelques succès passagers, dans l’impuissance de franchir l’intervalle qui le sépare de la fin qu’il veut atteindre.«[15]
Chapitre II des Principes des négociations.
Traduit dans le langage actuel, Mably affirme que les négociations des États sont déterminées par leurs organisations politiques, leurs structures sociales et culturelles et leurs positions géopolitiques respectives. Toute puissance qui méconnaît ces facteurs fondamentaux s’affaiblit au lieu de se renforcer.[16]
Dans une synthèse récente sur les théories des relations internationales, Sur appelle »surdimensionnement« l’attitude des puissances »qui prétendent jouer un rôle qui dépasse leurs aptitudes«, SUR, Relations internationales 1995, p. 292.
Partant de ce postulat, Mably établit une typologie des puissances à laquelle correspond une série de »systèmes politiques« et de systèmes de négociations propres à chacune d’entre elles.
Mably entend tout d’abord montrer que la puissance dominante doit tourner le dos à une politique conquérante, fatalement vouée au désastre. La conquête est non seulement moralement condamnable, elle est surtout dangereuse pour la puissance ambitieuse qui se laisser aller à la manie de vouloir étendre son territoire car toute tentative hégémonique se heurte inévitablement à une ligue des puissances rivales effrayées par la montée de la puissance dominante. On retrouve ici les concepts développés par Fénelon dans ses textes contre la politique de Louis XIV. L’évêque de Cambrai justifiait toute ligue des peuples ayant pour vocation d’empêcher un despote d’enchaîner tous les peuples d’Europe. Les thèmes féneloniens du refus de la conquête, de la bonne foi, et de la morale nécessaire aux négociations, annoncent directement ceux développés dans les Principes des négociations. La puissance dominante doit donc se consacrer à une politique défensive.
Position défensive, mais refus de l’isolement, car si la puissance dominante doit aimer sincèrement la paix, elle doit néanmoins surveiller ses rivales et se tenir prête à intervenir en cas de nécessité. Les maîtres mots du »système politique« de la puissance dominante doivent être la »modération«, la »bonne foi« et la »justice« à l’égard de ses rivales.
La puissance rivale doit, elle aussi, refuser les tentations hégémoniques. La compétition entre les Habsbourg et les Valois, puis entre la France et l’Angleterre, est la preuve historique que la puissance rivale qui tente de s’imposer comme puissance dominante sans manifester la modération nécessaire au maintien de sa position finit nécessairement par provoquer une coalition de ses ennemis et subit en dernière analyse le sort qu’elle a imposé à l’ancienne puissance hégémonique.

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Les puissances du second ordre sont, dans la typologie de Mably, une catégorie intermédiaire : certaines d’entre elles touchent presque à la catégorie des puissances du premier ordre (Russie, Espagne). La conduite de ces dernières doit être calquée sur celle des deux puissances majeures. Mais il existe des États du deuxième ordre d’une autre nature : ceux qui ne peuvent prospérer que grâce aux conflits qui déchirent les principales puissances. Mably avoue que l’intérêt fondamental de ces trublions est malheureusement de profiter des guerres causées par les puissances dominantes. L’exemple type est la Maison de Savoie qui s’enrichit de la compétition entre l’Autriche et la France dans la péninsule italienne.
Les puissances du troisième ordre sont tous les États mineurs qui ne peuvent avoir de politique extérieure propre. Elles sont obligées de se placer sous la protection des puissances majeures pour continuer à exister et sont en quelque sorte les otages de la politique des grands. Mably insiste sur la nécessité pour ces puissances mineures de se lancer le moins possible dans des entreprises diplomatiques sur lesquelles elles n’ont que peu de prises. L’idéal serait la position de neutralité, mais celle-ci n’est pas toujours possible.
Mably n’a donc guère d’estime pour les compilateurs d’usages, les casuistes et les faiseurs de recettes. Il affirme nettement — et avec une certaine ironie — que »l’ambassadeur parfait« n’existe pas et ne peut exister.[17]
Chapitre XIX des Principes des négociations.
Il développe cette question notamment dans les deux derniers chapitres des Principes des négociations.
»Les passions, écrit-il, les préjugés et l’ignorance se combinent de tant de manières, et prennent souvent des formes si bizarres et si extraordinaires, qu’il n’est point d’écrivain qui puisse se flatter de les suivre dans toutes leurs métamorphoses, et de prescrire dans tous ces cas, une conduite particulière.« C’est pourquoi il est vain d’établir un ensemble de recettes ou des règles de négociation indépendantes de l’objet, du sujet ou du lieu des discussions entre les États et surtout indépendantes de l’identité des acteurs politiques et de leur place dans le système politique de l’Europe. Une puissance dominante comme la France, l’Autriche ou l’Angleterre ne peut se fixer les mêmes règles de négociations que des puissances qui aspirent à la devenir comme la Russie ou la Prusse. Les puissances secondaires comme l’Espagne ou la Suède ne doivent pas non plus se déterminer d’après les mêmes règles qui les puissances dont elles sont les alliées obligées et, bien entendu, les puissances du troisième ordre comme les princes italiens n’ont aucune marge de manœuvre propre leur permettant d’avoir une conduite des négociations indépendantes de leur système de garantie.

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C’est pourquoi comme l’écrit Mably, on doit pas s’arrêter à »parler en détail de toutes les qualités nécessaires pour former un ambassadeur parfait«, car alors on peindrai un homme »qui n’existera jamais« et qui serait peut-être — suprême ironie! — dangereux à employer, car un négociateur instruit, connaissant le droit naturel et le droit des gens, ayant étudié tous les gouvernements de l’Europe, pénétré tous les secrets des princes, serait totalement inutile dans les cours remplie d’intrigues, où les princes ne sont occupés que de leurs plaisirs. Pire ! Il passerait sûrement pour un pédant et ferait tout manquer. Il n’est pas nécessaire de savoir négocier dans certaines circonstances:
 
»Il y a bien des circonstances où l’homme médiocre est celui qu’on doit choisir ; il y en a même où un vice de caractère et un travers d’esprit ont servi avantageusement. Mademoiselle de Kerroual, avec de grands yeux, une petite bouche et une taille légère, négociera mieux à la cour de Charles II, que ne feraient tous les plénipotentiaires de Münster. >A un prince libertin, disait un ministre, j’envoie un ambassadeur qui ne lui sera pas inutile dans ses parties de plaisirs<. Ce politique d’un ordre singulier partit, réussit, et devait en effet réussir«.

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En temps de paix, il suffit pour être un bon ambassadeur ou un bon négociateur de savoir regarder, écouter et rendre compte. Ce n’est que lorsqu’il faut agir que les talents deviennent nécessaires, mais dans ces situations difficiles, aucun ambassadeur ne possède les qualités étendues indispensables, ni les connaissances générales et les éléments de réflexion politique globale, tout simplement parce que les gouvernements eux-mêmes ne se sont pas donnés la peine de concevoir des plans raisonnés de négociations préférant s’en remettre au jeu désordonné des petites affaires:

»Ce n’est point de la sagesse seule avec laquelle est formé un plan de négociation, que dépend son succès. Un ministre habile peut même quelquefois employer un ambassadeur digne de lui, et ne point réussir ; c’est que la relation qui doit être entre eux contribue beaucoup au succès heureux ou malheureux d’une négociation ; et il est rare que cette relation soit telle qu’elle doit être. Pour l’établir, il faut commencer par donner à un ambassadeur une instruction bien faite; c’est-à-dire, qu’elle renferme une exposition simple, quoique détaillée, du projet général que médite un gouvernement, et de l’objet particulier que son agent doit se proposer dans sa commission. Si le négociateur n’est pas instruit de l’affaire générale, dont sa négociation ne forme souvent qu’une petite partie, il n’agit qu’en la tâtonnant ; il n’osera jamais rien prendre sur lui ; toujours esclave de ses ordres, dans la crainte d’aller trop avant et d’être désavoué, il faudra dépêcher autant de courriers qu’on lui fera de propositions différentes. Cependant l’occasion favorable, pour terminer sa négociation particulière, et même pour prendre un parti qui eût été utile à l’affaire générale, disparaît sans retour. On est peiné, en lisant les dépêches de quelques ambassadeurs, quand on voit qu’après avoir raisonné avec solidité sur un événement, ils n’osent se décider, sous prétexte que l’ensemble des affaires est un mystère pour eux. On plaint des hommes d’esprit, d’être réduits à devenir des automates. Et peut-on ne pas blâmer un gouvernement qui s’applique à étouffer les talents dont il veut se servir?«

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Mais par ailleurs, on ne peut pas régler dans le détail et a priori toutes les démarches d’un ambassadeur qui doit avoir une certaine latitude dans les négociations. Et Mably de prendre — sans surprise — pour modèle les négociateurs de Henry IV et notamment le président Jeannin qui participait aux négociations entre l’Espagne et les Pays-Bas en vue de régler la trêve de douze ans.
Il faut donc employer des hommes »sages, habiles, vertueux et discrets«. Si l’on en juge, ironise Mably, sur les négociations actuelles, il est donc bien difficile dans la plupart des États européens de trouver 5 ou 6 de ces hommes ou bien, et c’est plus probable, les gouvernements sont-ils eux-mêmes incapables de ces vertus et donc de diriger efficacement les négociations nécessaires à leurs États. C’est souvent la médiocrité des ministres qui détermine celle des négociateurs et donc des négociations:

»Il faut l’avouer, c’est souvent l’incapacité du ministre auquel les ambassadeurs répondent de leurs opérations, qui s’oppose à cette communication de vues et de pensées, si nécessaire au succès des affaires. Si ce ministre sent la supériorité de l’homme qu’il emploie, il le craint, il est mal à son aise. Moins il est digne de sa place, plus il paraîtra jaloux de son autorité. Moins il pense, plus il sera attentif à cacher son ignorance. Les discussions le gêneront, il donnera simplement des ordres. Il affecte alors un grand air de mystère, pour ne pas laisser pénétrer son embarras, et voudrait qu’on crût qu’il a des arrière-vues qu’il n’est pas temps de manifester. Ses dépêches ne disent rien ou se contredisent, parce qu’il craint de se compromettre, ou qu’il veut se réserver la ressource de désavouer ce qui n’aura pas réussi, ou de s’attribuer ce qui arrivera d’heureux. Si un ambassadeur n’a alors ni plus d’esprit ni plus de courage que le ministre, c’est un aveugle qui marche au hasard, ou qui n’osera agir. S’il a des talents, il ne songe qu’à sa fortune particulière. Comme on ne lui a donné que des ordres équivoques, il ne rend compte de ses opérations, que d’une manière vague : il craint à son tour de se compromettre ; ses relations sont infidèles. Le ministre et son ambassadeur, cherchent à se tromper, et ils auraient besoin d’un médiateur qui les rapprochât.«

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Et Mably de critiquer les soi-disants profonds politiques qui font l’apologie du mystère dont s’entourait le cardinal de Richelieu. Mably oppose deux »esprits« des négociations: celui du modèle par excellence qu’est le cardinal d’Ossat dans sa négociation avec la cour de Rome pour obtenir l’absolution de Henry IV et celui du cardinal Mazarin, contre-modèle inspiré de celui qui passe pour le grand machiavéliste en matière de négociations, à savoir justement Richelieu. Ossat est le modèle de la négociation de bonne foi, fondée sur les intérêts réels de l’État qui l’envoie et s’appuyant sur les éléments de raison qu’il peut trouver chez ses interlocuteurs, il est le »ministre de la paix et de l’union entre les peuples«, Mazarin est au contraire le génie de l’intrigue, des voies détournées et des finesses. Le premier, écrit Mably, prépare les affaires en homme moral, le second peut réussir dans un premier temps, mais la finesse et le secret ne peuvent à long terme qu’éloigner les interlocuteurs des négociations, car on se méfiera en permanence d’un homme dont on sait qu’il ne fonctionne que par ruses et par moyens détournés. Le seul art de négocier qui soit réellement efficace est celui qui s’appuie non sur le mensonge, mais sur l’adéquation des demandes et de la justice des entreprises d’un État.

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5.
Cette science des négociations ne peut donc être fondée que sur la morale. Mably rejette avec vigueur la conception dualiste de la Raison d’État qui sépare la politique de ses fondements éthiques. Pourtant, la méthode de Mably ne consiste pas à énoncer les »lieux communs de la morale« et à déclamer contre le machiavélisme vulgaire des hommes d’État.[18]
Chapitre XVII des Principes des négociations.
Il entend au contraire démontrer que les principes de la justice sont compatibles avec ceux de la prudence que requiert la »politique«. Il s’agit à la fois de démystifier les machiavélistes qui affirment que la morale est antithétique à la conduite des négociations et de convaincre de l’efficacité de la justice et de la bonne foi sur le terrain même des passions. Mais Mably ne renonce pas pour autant à dire la norme morale pour s’en servir de référent. C’est le droit naturel qui sert de guide éthique là où le droit positif est confus ou contraire à la Raison. Mably développe une hiérarchie du droit dans laquelle le droit positif des gens est subordonné au droit naturel qui doit être interrogé en premier pour déterminer la légitimité douteuse d’une convention entre souverains. La démonstration de Mably acquiert ainsi un caractère dialectique qui résulte du mouvement permanent entre norme éthique et jeu des passions.[19]
Cette caractéristique est permanente chez Mably qui a subi directement l’influence du sensualisme condillacien. Les passions doivent être utilisées et encadrées plutôt que contraintes par la Raison.
Pour reprendre une typologie kantienne, Mably est donc un »politique moral«, mais surtout pas un »politique moralisant« ni un »moraliste politique«,[20]
FERRARI/GOYARD-FABRE, L’Année 1796 1998, p. 74: »Kant suggère une distinction entre le politique moral, qui s’efforce de mettre en accord les maximes de sa conduite avec les exigences de la morale, le politique moralisant qui s’accommode volontiers des injustices existantes au nom des nécessités de la pratique et le moraliste politique qui propose une pseudo-morale justifiant la conduite du second«.
et encore moins un »utopiste« au sens commun du mot.
Un troisième élément entre en ligne de compte: le »moment« des négociations. La science morale défendue par Mably ne méconnaît pas l’importance de la dynamique des événements. S’il existe des lois objectives déterminant les relations entre les souverains, l’intuition des circonstances est elle aussi un facteur de la décision politique : une négociation engagée selon les principes de la justice et de la »prudence« n’est pas pour autant garantie contre l’échec. A la dialectique des principes et des passions se superpose celle des principes et des circonstances.

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La critique de l’art de négocier par Mably rejoint celle d’un La Bruyère critiquant l’esprit du négociateur Protée ou d’un Fénelon, rejetant la diplomatie agressive et la politique conquérante de Louis XIV, mais elle les dépasse en ceci qu’elle tente d’aller au delà l’indignation morale à l’égard de l’apologie du secret et de la ruse développée par certains théoriciens des négociations pour élaborer des principes éthiques et politiques tendant à fonder une science morale des négociations. Car bien que les princes et leurs négociateurs ne cherchent que leur intérêt étroit et souvent mal compris, les négociations aboutissent sans qu’ils en aient conscience à créer du droit public. Les négociations et les traités qui les couronnent possèdent donc un caractère contradictoire: bien qu’ils soient guidés par leurs passions, les souverains sont obligés de respecter leurs engagements car »rien n’est plus honteux pour les souverains, qui punissent si rigoureusement ceux de leurs sujets qui manquent à leurs engagements, que de se jouer eux-mêmes des traités, et de ne les regarder que comme un moyen de tromper les autres«. L’obligation naturelle de respecter sa parole s’applique aux souverains, car la justice est le fondement de la société entre les hommes. C’est pourquoi la foi des traités est une question qui dépasse les parties contractantes et engage »la société universelle du genre humain«.[21]
VATTEL, Le Droit des gens 1758, 2 vol., livre II, chapitre XV, § 218.
Mably assigne un impératif moral de civilité aux négociations et aux conventions diplomatiques. Les traités sont des »instruments publics de bonne foi". Certes, la »politique« réelle des rois est très éloignée de cet idéal. Les réserves mentales et écrites, les articles additionnels qui contredisent le corps du traité, les ruses de langage et le flou savamment entretenu pour nourrir des »prétentions« ou pour se réserver des moyens de rupture dans l’avenir, toutes ces pratiques sont opposées à l’esprit qui doit présider aux rapports entre les peuples. Par l’exemple moral désastreux qu’elles donnent aux nations, ces pratiques machiavéliques ont un effet dissolvant sur la société humaine.
Selon Mably, tout négociation doit avoir pour but d’éclairer et non d’obscurcir les droits et les prétentions, les engagements doivent être clairs. La pratique qui consiste à inclure dans un traité des clauses qui en prévoient la violation, est une contradiction manifeste et absurde. Le langage implicite doit être banni des négociations et des traités. Le langage volontairement confus de certaines conventions n’est pas pour Mably une simple manœuvre, il est l’expression des méthodes machiavéliques avec lesquelles une nation consciente de ses forces devrait rompre.

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Mably est particulièrement critique vis-à-vis des pratiques de la diplomatie secrète. En effet, elles s’opposent à la nécessaire transparence de l’espace public des relations entre les peuples. Cette transparence doit se manifester par une proclamation claire des buts de guerre et par des négociations ouvertes dans des Congrès généraux où les intérêts de tous les protagonistes sont évoqués. Ces discussions doivent aboutir à des textes qui contribuent à établir des »principes fixes entre les nations« et à »perfectionner notre droit des gens, où l’on trouve encore des restes de notre ancienne barbarie«.[22]

Chapitre XVI des Principes des négociations.
Les traités secrets contribuent »à introduire la fraude et la mauvaise foi dans la négociation et les engagements«.[23]
MABLY, Le Droit public de l’Europe (Œuvres complètes), p. 89.
L’usage du secret »est contraire aux règles de la politique qui se propose de faire le bonheur des peuples«, il est contraire aux véritables principes du droit des gens, même si la coutume le tolère car »le droit des gens n’est pas ce qui se pratique, mais ce qui doit se pratiquer«.[24]
Idem, p. 90.
Mably voit encore plus loin puisqu’il appelle de ses vœux une modification radicale des pratiques diplomatiques : »Il serait bien digne de la sagesse des peuples dont le gouvernement n’admet aucun engagement secret, d’en proscrire l’usage de l’Europe entière. Sans doute, que la politique, débarrassée des soupçons, des défiances et des incertitudes qui l’environnent, se conduirait avec plus de bonne foi, et se hasarderait moins souvent à commettre des fraudes, parce qu’elle en craindrait moins de la part de ses alliés«.[25]
Ibid., p. 91.

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6. CONCLUSION
La critique mablienne de l’art de négocier et son appel à le remplacer par une science morale des négociations est à la fois une synthèse de ce que les moralistes du XVIIe siècle et la première génération des Lumières ont écrit sur le sujet et une nouvelle conception générale de ce que devrait être une science morale des négociations. Le texte de Mably a une grande influence dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au delà chez les »patriotes« de l’ère des révolutions. De fait, l’image du négociateur et des négociations diplomatiques est extrêmement dégradée dans l’opinion éclairée du dernier tiers du XVIIIe siècle. La diplomatie apparaît comme une école du secret et du mensonge. Ainsi, Guibert définit-il l’art de négocier dans son Essai général de tactique, comme l’art »d’intriguer; celui de fomenter sourdement quelque révolution ; de lier ou de rompre dans l’obscurité des cabinets, quelques traités d’alliance, de paix, ou de mariage ou de commerce«. Marat écrit en 1770 que l’art de négocier n’est rien d’autre que »l’art de tromper adroitement«. Le cérémonial diplomatique est moqué comme une suite de pratiques ridicules. Ainsi, Rousseau se moque des congrès généraux »où l’on se rend solennellement de tous les États de l’Europe pour s’en retourner de même; où l’on s’assemble pour ne rien dire; où toutes les affaires publiques se traitent en particulier; où l’on délibère en commun si la table sera ronde ou carrée, si la salle aura plus ou moins de portes, si un tel plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre, si tel autre fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite, et sur mille autres questions de pareille importance, inutilement agitées depuis trois siècles, et très dignes assurément d’occuper les politiques du nôtre«.[26]
ROUSSEAU, Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (Œuvres t. III) 1964., p. 574. La Bruyère avait déjà développé ce topos. Il écrivait: »Il faut que le capital d’une affaire qui assemble dans une ville les plénipotentiaires ou les agents des couronnes et des Républiques, soit d’une longue et extraordinaire discussion, si elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas que les seuls préliminaires, mais que le simple règlement des rangs, des préséances et autres cérémonies«, Les Caractères, op. cit., »Du souverain…«, 12, p. 211.

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LITERATURVERZEICHNIS

BECHU, Claire: Les ambassadeurs francais au XVIIIe siècle, in: Lucien BELY (éd.): L' invention de la diplomatique, Paris-Val-de-Marne 1998, p. 331-346.

BELISSA, Marc: Droit des gens et constitutionnalisme dans la pensée des Lumières, in : Revue Historique de Droit français et étranger, avril - juin 1998.

BELISSA, Marc (ed.): [Gabriel Bonnot de Mably:] Principes des négociations pour servir d'introduction au droit public de l'Europe (1757), Paris 2001.

BELY, Lucien (éd.): L’Invention de la diplomatie: Moyen-Age - Temps modernes, Paris, PUF, Paris-Val-de-Marne 1998.

FERRARI, Jean / GOYARD-FABRE, Simone: L’Année 1796. Sur la paix perpétuelle. De Leibniz aux héritiers de Kant, Paris 1998.

[GRIMM, Friedrich Melchior et al.:] Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jusqu'en 1790, Paris 1829.

LECERCLE, Jean-Louis (ed.): [Gabriel Bonnot de Mably:] Des droits et des devoirs du citoyen. Édition critique avec introd. et notes, Paris 1972.

MABLY, Gabriel Bonnot de: Le Droit public de l’Europe, T. 1-2, [s.n.] 1748.

MABLY, Gabriel Bonnot de: Le Droit public de l’Europe, Paris an III (Œuvres complètes, t. 7).

MABLY, Gabriel Bonnot de: Les Entretiens de Phocion, sur le rapport de la morale avec la politique, Zürich 1763.

RAMSAY, Clay: L’Europe, atelier de Mably: deux états du Droit public de l’Europe, 1746-1764, in : La Politique comme science morale, vol. 1, 1995, pp. 101-114.

ROUSSEAU, Jean Jacques: Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, Paris 1964 (Œuvres, t. 3).

SGARD, Jean (ed.): Colloque Mably. La politique comme science morale: actes du colloque, 6-8 juin 1991, Château de Vizille 1997.

SUR, Serge, Relations internationales, Paris 1995.

VATTEL, Emer de: Le Droit des gens ou principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, 2 vol., Leyde 1758.

WRIGHT, Johnson Kent: A classical Republican in Eighteenth-Century France: The Political thought of Mably, Stanford 1997.
 



ANMERKUNGEN

[*] Dr. Marc Belissa, Maître de conférences HDR Histoire moderne, Paris X Nanterre

[1] Ce texte ext une version abrégée et modifiée de l'introduction à mon édition des Principes des Négociations 2001.

[2] Selon SGARD, Profils de Mably 1997, il n’est pas certain que Mably soit resté très longtemps à Saint-Sulpice.

[3] WRIGHT, A classical Republican 1997, p. 24.

[4] Charlotte Alexandrine Guérin de Tencin (1681-1749) mena une carrière galante sous la Régence et anima un salon littéraire à partir de 1718. Contrairement à une opinion avancée par de nombreux historiens, Jean Sgard affirme que Mably n’est pas apparenté aux Tencin. En fait, les deux familles avaient des liens à Grenoble: le père de Mme de Tencin avait été président du Parlement de Grenoble avant que Bonnot le père n’en devînt le secrétaire en 1705.

[5] Ce premier ouvrage historique est par la suite désavoué par Mably, il n’est pas intégré dans ses Œuvres complètes.

[6] Voir l’introduction de LECERCLE à l’édition des Droits et devoirs du citoyen 1972, p. XIII.

[7] Selon l’abbé Brizard, la rupture a pour origine un désaccord à propos de l’annulation d’un mariage protestant par de Tencin contre l’avis de Mably.

[8] Mably se situe résolument en dehors du courant »voltairien« dominant en France. Dans ses œuvres de maturité, Mably se fait d’ailleurs de plus en plus critique vis-à-vis de ce qu’il considère comme des »sectes« (les physiocrates, les Encyclopédistes). Ces derniers le lui rendent bien et Grimm, dans sa Correspondance littéraire, ne se prive pas de dénoncer Mably devant l’opinion philosophique française comme un penseur équivoque. Voir WRIGHT, A classical Republican, pp. 7-15, et p. 180 ainsi que les actes du colloque MABLY, La politique comme science morale, colloque Mably à Vizille, juin 1991, 2 vols., 1995, 1997.

[9] Les termes de »diplomatie« et de »diplomates« ne sont pas employés couramment avant la fin du XVIIIe siècle. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par BELY, L’Invention de la diplomatie 1998.

[10] Voir BECHU, Les ambassadeurs français, dans: BELY (dir.), L’Invention de la diplomatie 1998, p. 331-346.

[11] RAMSAY, L’Europe, atelier de Mably (Colloque Mably) 1995, p. 101-114, tome 1.

[12] Le Droit public de l’Europe et Les Principes des négociations sont complétés par Les Entretiens de Phocion (1763). L’ensemble forme une sorte de triptyque dans lequel Mably analyse la société formée par les États européens. Sur les Entretiens de Phocion, voir GAUTHIER, La Doctrine de Phocion (Colloque Mably), tome 2.

[13] Le terme de »constitution« ne fait pas référence à un texte constitutionnel écrit, inconnu en France au XVIIIe siècle. Mably critique ici la manière dont sont dirigées les relations extérieures dans la plupart des États européens à son époque. La »politique« est alors encore très largement organisée selon un modèle patrimonial. Le prince décide seul en dernière analyse de toutes les questions diplomatiques. Certes, il s’entoure de conseillers, de ministres, mais les »nations« n’ont pas, ou très peu, de regard sur la politique étrangère. Dans un de ses ouvrages (Des droits et des devoirs du citoyen 1758), Mably propose d’ailleurs un plan de réforme permettant aux États Généraux de contrôler l’activité diplomatique du roi de France. A ce sujet, voir BELISSA, Droit des gens 1998.

[14] Le terme »république« est générique: la Res publica est la chose publique. Une »république bien constituée« n’est donc pas forcément pour Mably un État républicain au sens actuel du terme, mais plutôt ce que nous appellerions un »État de droit« dans lequel les relations extérieures sont organisées constitutionnellement. Néanmoins, on trouve déjà chez l’abbé de Saint-Pierre, l’idée que seules les républiques sont capables d’avoir une politique extérieure cohérente du fait qu’elles échappent aux aléas des successions princières, de l’influence de la personnalité des rois et surtout du fait qu’elles favorisent l’accession des meilleurs hommes d’État par la sélection au mérite.

[15] Chapitre II des Principes des négociations.

[16] Dans une synthèse récente sur les théories des relations internationales, Sur appelle »surdimensionnement« l’attitude des puissances »qui prétendent jouer un rôle qui dépasse leurs aptitudes«, SUR, Relations internationales 1995, p. 292.

[17] Chapitre XIX des Principes des négociations.

[18] Chapitre XVII des Principes des négociations.

[19] Cette caractéristique est permanente chez Mably qui a subi directement l’influence du sensualisme condillacien. Les passions doivent être utilisées et encadrées plutôt que contraintes par la Raison.

[20] FERRARI/GOYARD-FABRE, L’Année 1796 1998, p. 74: »Kant suggère une distinction entre le politique moral, qui s’efforce de mettre en accord les maximes de sa conduite avec les exigences de la morale, le politique moralisant qui s’accommode volontiers des injustices existantes au nom des nécessités de la pratique et le moraliste politique qui propose une pseudo-morale justifiant la conduite du second«.

[21] VATTEL, Le Droit des gens 1758, 2 vol., livre II, chapitre XV, § 218.

[22] Chapitre XVI des Principes des négociations.

[23] MABLY, Le Droit public de l’Europe (Œuvres complètes), p. 89.

[24] Idem, p. 90.

[25] Ibid., p. 91.

[26] ROUSSEAU, Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (Œuvres t. III) 1964., p. 574. La Bruyère avait déjà développé ce topos. Il écrivait: »Il faut que le capital d’une affaire qui assemble dans une ville les plénipotentiaires ou les agents des couronnes et des Républiques, soit d’une longue et extraordinaire discussion, si elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas que les seuls préliminaires, mais que le simple règlement des rangs, des préséances et autres cérémonies«, Les Caractères, op. cit., »Du souverain…«, 12, p. 211.



ZITIEREMPFEHLUNG

Belissa, Marc, Principes des négociations ou art de négocier?, in: Publikationsportal Europäische Friedensverträge, hrsg. vom Institut für Europäische Geschichte, Mainz 2008-11-18, Abschnitt 1–16.
URL: <https://www.ieg-friedensvertraege.de/publikationsportal/belissa-marc-principes-2008>.
URN: <urn:nbn:de:0159-2009041424>.

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Erstellungsdatum: 18.11.2008
Zuletzt geändert: 15.04.2009